1. Histoire du village

Le jeune homme erre depuis des heures dans la forêt lorsqu'enfin il aperçoit une lumière. Poursuivit par des bruits étranges et des sons sourds, lourds, il se précipite en espérant voir le bout du tunnel. Là, un petit village qui de jour resplendit de fleurs et de couleurs l'attend dans un brouillard opaque, la porte de sa seule taverne brillant dans la nuit. Des bruits en parviennent, de la musique, mais très peu de voix. Lentement il ouvre la porte... Tiens, il y a des gens dans cette taverne. Des hommes, principalement. Effaré, l'humain écarquille les yeux en voyant des crânes surmontés de cornes, des jambes ornées de sabots, des visages inquiétants et sévères. Pourtant le tavernier lui sourit chaleureusement et l'invite à prendre place à une table.

- Bienvenue chez toi !
- Pardon mais je ne suis pas chez moi, je me suis perdu et...
- Et tu es donc chez toi. Fais-toi à l'idée, petiot, tu ne quitteras plus ce village. Une bière ? Je te l'offre pour ton arrivée !
- Je rêve ou vous êtes enthousiaste à l'idée que je sois à jamais perdu ici avec vous ?!
- Bien sûr ! Du sang neuf c'est toujours mieux pour éviter la consanguinité.

Des malades. Ces types sont des malades. Il se relève et quitte précipitamment la taverne pour courir vers l'orée de la forêt... mais son corps se rappelle à lui et ses jambes s'écroulent, épuisées de le porter. Une main douce se pose sur son épaule avec compassion, et tournant la tête il dévisage l'homme aux longues oreilles pointues qui se tient près de lui.

- Oublie. Tu n'es pas le premier à te perdre ici et tu ne seras certainement pas le dernier. Ce village est un point de convergence entre les mondes. D'où que tu viennes, qui que tu sois, si tu es ici alors c'est que tu es condamné.
- Quoi ?! Mais par qui ? Pourquoi ???
- Personne ne le sait, certains disent que c'est lié aux Gargouilles, d'autres au Nécromancien qui vit dans les marais... Les paris sont ouverts. Si ça peut te rassurer, je ne suis pas d'ici non plus et voilà bien deux ans que j'essaie de fuir ce maudit village ! En vain.
- Pourquoi faire venir des gens de tous les horizons ici ?
- On se pose encore la question. D'aucuns pensent que les victimes ont toutes un petit quelque chose en elles qui fait qu'elles se retrouvent ici, une sorte de code génétique, ou de pouvoir intérieur... Mais nul moyen de prouver ce qu'on avance.
- Et on peut savoir comment s'appelle ce village ?
- Rome ! Mais nous ne sommes pas en Italie, si c'est ce que tu allais dire.
- ... Tu connais l'Italie ?
- Dans mon monde j'étais un polonais professeur d'arts plastiques.
- Et ici tu es un elfe ?! On se croirait dans un mauvais film... On est dans un jeu vidéo, c'est ça ?
- Hélas, non. C'est ta nouvelle réalité.
- Pourquoi appeler ce village "Rome" ?
- Parce que tous les chemins mènent à Rome.

Une phrase si vraie, et le jeune homme s'en rendit bien vite compte. Qu'il parte vers l'Ouest, vers l'Est, le Nord ou le Sud, qu'il fasse une carte de la région ou qu'il arpente au hasard, qu'il soit seul ou accompagné il finissait sans cesse par revenir au village. Lorsqu'il s'est risqué à s'aventurer dans la forêt, il eu un accident avant d'être sauvé in extremis par ceux partis à sa recherche. Arrivé aux marais il faillit y laisser la vie, y perdit son bras gauche et abandonna de fait son excursion dans les montagnes pour cesser finalement de vouloir fuir. Cela lui pris cinq ans.

Ce soir la nuit tombe brusquement sur le village et chacun regagne précipitamment sa maisonnée. Pas de taverne, pas de fête, pas de rendez-vous chez les copains. Ce soir c'est le premier jeudi du mois, et comme tous les premiers jeudis de chaque mois depuis des siècles les cloches sonnent, sonnent, sonnent... Les volets se ferment et les habitants se mettent à prier, les parents serrent fort leur petite fille dans leur étreinte en priant n'importe quel dieu de la leur laisser. Et là, à minuit pile, le silence se fait. Immuable, mortel, oppressant. Personne ne songe à respirer, écoutant avec peur les bruits inexistants au-dehors. Une petite voix chuchote dans la pénombre d'une chambre, celle d'une fillette cachée sous son lit avec son père qui la tient fermement dans ses bras.

- Ce sont les Gargouilles, papa ?
- Oui, Elles descendent du clocher cette nuit... Chut...
- KIANAAA !!!

Un hurlement dans la nuit, une porte qui claque, un bruit de pas précipités sur les pavés du village. Une mère court désespérément dans les ruelles à la recherche de sa fille, sa petite fille de quatre ans qui est sortit furtivement de la maison parce qu'elle voulait voir les Gargouilles. Curiosité malavisée des enfants de cet âge... Et la femme lézard court, pleure, jure et supplie en arrivant à la porte de la Mairie. Elle tambourine, mais de leurs fenêtres les Anciens, dont un possède un bras manquant, se contentent de garder le silence. Alors la reptile désespérée croit voir une ombre, une petite ombre portant une jolie robe jaune avec des coquelicots dessus, courir en riant vers la forêt et elle s'élance aussitôt après elle. Au matin on ne retrouve que la robe jaune sous le porche de l'église mais nulle trace de la mère. Et de leur perchoir sur le clocher, les Gargouilles immobiles continuent de les observer.